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Diario (chiquito) de Bolivia
Journal bolivien subjectif et aléatoire
Suivez le FIL : en alternance , une Figure, une Idée, un Lieu en quasi-direct de l'état plurinational
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7 juin 2020

L'élixir du docteur Alex

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Nous n’avons pas dormi depuis l’arrivée du premier patient infecté par le coronavirus. Nous travaillons pour faire le maximum de place aux malades en aménageant nos locaux… Et que font les gens qui ne respectent pas la quarantaine et se contaminent entre eux ? Ils viennent te filmer avec un portable en disant qu’on ne veut pas les accueillir… Ceux qui nous traitent de tout sont les mêmes qui encensent un odontologue qui se prend pour le Messie à Trinidad (Beni)…" Ces propos d’un médecin d’un hôpital de Santa Cruz, retranscrits dans le quotidien local , traduisent bien l’anxiété qui monte dans le pays et la détresse d’un personnel de santé surmené et impuissant qu’on est très loin ici d’applaudir tous les soirs à 20 heures. Quant au "Messie de Trinidad", sa récente et fulgurante popularité mérite qu’on s’y attarde un peu…

Un dentiste change le plomb en or

Après la province de Santa Cruz, celle du Beni voisine est la plus touchée par le Covid-19. Officiellement on y compte aujourd’hui 2476 cas et 128 décès, des chiffres alarmants pour un département rural et peuplé de seulement 500 000 habitants. Dépourvu de voies de communication, le Beni, au cœur de l’Amazonie bolivienne, ne compte qu’un seul hôpital en mesure d’accueillir et de soigner les malades, dans sa capitale Trinidad (environ 100 000 habitants). Depuis une quinzaine de jours et l’apparition d’un cluster dans la région, la panique s’est emparée de Trinidad qui manque de médecins, de médicaments, de moyens en soins intensifs  et qui ne peut faire face à la pandémie. Mise à l’isolement total de la ville, appel national à la solidarité, organisation de vols humanitaires, envoi de médecins bénévoles en provenance de La Paz, peu touchée… Les mesures se multiplient pour lutter contre la propagation du virus, dont on sait très bien que les dégâts générés dans la population locale sont forcément sous-évalués, tant son accès aux structures de soins est réduit.

C’est dans ce contexte troublé qu’apparaît providentiellement le bon docteur Alex, chirurgien-dentiste de Santa Cruz mais originaire du Beni, dont nous tairons volontairement la véritable identité. Initialement dans le but de protéger sa famille du virus, l’odontologue a mis au point un cocktail de quatre médicaments, deux antibiotiques, un anti-inflammatoire et un corticoïde, disponibles à bas prix sur le marché bolivien dont l’action serait à la fois préventive et curative. Après avoir testé son innocuité sur un groupe de 15 patients volontaires choisis parmi ses proches et curieusement présentés comme "les chevaliers templiers", Alex, persuadé d’avoir trouvé le remède miracle, tente de le vendre auprès des autorités de la province de Santa Cruz et même de la présidente Jeanine Añez. À sa grande désillusion, les édiles en question émettent quelques réserves. Le protocole scientifique leur semble quelque peu défaillant et le côté un brin illuminé du bonhomme les refroidit sans doute un peu. Alex n’a-t-il pas déclaré sans sourciller dabeni-20abins la presse et à la télévision que “c’est une recette miraculeuse, trouvée grâce à l’amour d’un père pour son fils qui a ouvert le cœur de Dieu qui  lui a envoyée". "Ce sont quatre remèdes", poursuit-il, "quatre anges célestes qui arrêtent la colère de la quatrième apocalypse."

Nul n’est prophète en son pays et l’incompris fait ses valises pour le Beni, non sans y fourrer quelques trente mille packs contenant son élixir magique, qu’il distribue généreusement aux autochtones. Les autorités sanitaires, les comités médicaux tentent depuis d’en appeler à la vigilance de la population en dénonçant les ravages de l’auto-médication. Après l’Ivermectine, médicament "miracle", conçu pour protéger le bétail de la gale, qui provoque de sévères douleurs gastriques chez les crédules qui l’avalent, le cocktail miracle du professeur Alex encombrerait plus les hôpitaux qu’il ne les soulage. Qu’à cela ne tienne, Alex, fort du soutien de ses collègues du Comité des ondontologues de Santa Cruz (?), poursuit sa mission divine à Trinidad.

La science des kallawayas

A celles et ceux chez qui poindrait aux commissures des lèvres un léger rictus ironique, on rappellera l’omniprésence dans le débat français sur la question du désormais célèbre professeur Didier Raoult, certes doté d’un background scientifique un peu plus solide mais qui remplace manifestement la foi dans le Seigneur par une croyance en lui-même largement hypertrophiée.

À la décharge d’Alex, la société bolivienne constitue un terrain particulièrement favorable au type de réponse qu’il propose face à la menace du virus. Il y a bien sûr la religion chrétienne, omniprésente dans chaque acte de la vie quotidienne et dans toutes les relations sociales. Impossible d’échapper, en ces temps de menace épidémique, au traditionnel, «Dieu vous bénisse», «Dieu vous protège» à la fin de tout échange oral ou écrit. D’autre part, et c’est aussi le cas en France ou ailleurs, l’absence de  traitement disponible offre le champ libre à toutes les expérimentations, aussi farfelues soient-elles. En Bolivie, on n’a jamais appris à faire confiance à la médecine officielle, tragiquement défaillante. Il y a donc presque autant de prescripteurs de santé que de sélectionneurs de l’équipe de France de football dans l’Hexagone. Remèdes les plus divers, onguents, infusions, huiles de caïman ou de tortue, farine de yuca, aliments et médicaments de toutes natures sont proposés à toutes les sauces au coin des rues, sur les réseaux sociaux et dans les innombrables tchats What’s App. La culture indigène est d’ailleurs très riche en la matière et possède une médecine traditionnelle fondée sur les plantes et les éléments naturels dont personne ne se moque. Les kallawayas, médecins traditionnels andins, sont à ce titre des personnages reconnus et très consultés que l’Unesco a récemment inscrits au patrimoine de l’Humanité (voir photo ci-dessous). Enfin dernier élément mais non des moindres, qui saute aux yeux des voyageurs, le Bolivien, débrouillard et inventif, ne reste jamais longtemps les bras croisés face à un problème ou une contrariété quelconque et regorge d’ingéniosité pour trouver des solutions, fussent-elles transitoires et bricolées.

Forte de ces caractéristiques, la Bolivie viendra forcément à bout d’un virus qu’elle réussit toujours à contenir beaucoup mieux que ses grands voisins sud-américains. On ne sait pas si la contribution d’Alex sera décisive. Avec ses enfants, scolarisés au lycée français de Santa Cruz, les enseignants auront peut-être un peu de fil à retordre concernant les sciences et la laïcité…

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